Extrait « Les Forêts de Dracula »

Crédit photo : Bergadder

Chapitre 1 : C’est un soir de novembre

« Notre métier n’est pas de faire plaisir,

non plus de faire du tort,

il est de porter la plume dans la plaie »

Albert Londres

C’est un soir de novembre, mon avion se pose à l’aéroport de Bucarest. J’avance maladroitement parmi les voyageurs somnambules. Tandis que tous s’entassent dans le hall où les bagages défilent sur un tapis roulant, je passe sans m’arrêter. Je voyage toujours léger, trop léger même, ce qui me vaut l’admiration de mes collègues autant que l’indignation de ma compagne. Mon sac à dos me suffit, il contient l’essentiel : mon carnet de notes.

Je me dirige vers la sortie, celle où les taxis se font la course aux bas prix. Dommage pour eux, mon chauffeur m’attend déjà. Un peu plus loin, le correspondant de la rédaction me fait l’honneur d’une Audi noire aux courbes sportives. Il m’a vu et descend, avant de me serrer  vigoureusement la main.

— Vasile, correspondant roumain du Citadin éclairé. Heureux que tu sois là, Nathan Archer.

Je sais déjà qui il est. J’ai vu son nom dans un reportage sur les églises fortifiées de Roumanie, qui lui a valu un prix d’écriture interne à notre rédaction. Son talent pour capturer l’âme des lieux m’a impressionné.  Malgré mon maigre bagage, Vasile prend la peine de m’ouvrir le coffre. Puis, nous prenons la route en direction de la capitale.

De grands pins noirs bordent la voie telles des ombres, et je jurerais que Vasile accélère pour qu’ils ne nous engloutissent pas. Peu à peu, l’Audi roule vers la civilisation. Les habitations se font plus denses, la circulation plus régulière. Pendant que Vasile gratifie Paris de mille éloges, je suis scotché à la fenêtre, captivé par ce passage soudain de l’obscurité à la lumière. Le correspondant me raconte son important dilemme d’enfant franco-roumain, lorsqu’il a dû choisir de suivre l’un de ses deux parents après leur séparation. Sa voix trahit une certaine nostalgie alors qu’il m’apprend qu’il a fini par rejoindre sa mère ici, au pays vert. Je n’ai pas la suite de son histoire, mon oreille se fait un peu distraite ce soir.

Après une circulation compliquée, Vasile se gare enfin devant un immeuble haussmannien aux balustrades de fer forgé, qui semble tout droit sorti d’une carte postale.

— Voilà ton hôtel, lance-t-il ravi.

Hormis ce bâtiment, je suis occupé à chercher les ressemblances entre nos deux capitales puisque Vasile insiste fièrement sur le surnom de « Petit Paris » dont on affuble Bucarest. Mon guide me fait comprendre aussitôt que ma nuit dans ce quartier branché sera courte.

Pourtant, une fois seul, je désire ressortir. Le hasard des rues me fait découvrir la Calea Victoriei, piétonne le samedi soir. Ébloui par les lumières des magasins encore ouverts, je me laisse guider par les sons et les couleurs. Très animé, le vieux centre laisse la musique se répandre hors des différents pubs, effaçant la frontière entre intérieur et extérieur pour laisser place à une joyeuse foule humaine. Petit à petit, la rue se transforme en piste de danse en plein air. Me perdre parmi les fêtards me plonge dans l’ambiance nocturne. Je la goûte sans y toucher, attrapant ça et là quelques sonorités de leurs conversations endiablées.

En passant devant l’athénée roumain, rotonde blanche à colonnades, je réfléchis à la raison de ma venue dans ce pays à l’autre bout du continent européen. L’enquête que l’on m’a confiée n’est pas des moindres mais Élise a beaucoup protesté avant de me laisser partir pour cet État qu’elle considère comme appartenant au tiers monde. Je ne l’écoute pas souvent sur ces questions. À peine une semaine plus tôt, mon amoureuse ne savait même pas que la Roumanie faisait partie de l’Union européenne. Elle en est le pays le plus pauvre, certes, mais n’a-t-on jamais vu le petit dernier de la classe se révéler des années plus tard, après avoir trouvé sa voie ?

Rien n’y fait, Élise est entrée dans une de ses colères noires qui la rendent si belle. Je me suis abstenu du compliment, ne tenant pas à m’attirer ses foudres de plus belle. Je me suis contenté de m’excuser. J’ai aussi affirmé que ce serait sans doute – peut-être – probablement la dernière fois que je la laisserais seule ainsi. Elle ne s’est pas déridée.

Je crois qu’elle commence à avoir l’habitude de mes réponses et il faudrait qu’un jour, à défaut de changer, je songe à trouver d’autres excuses. Mais il faut qu’elle sache que je suis toujours sincère au moment précis où je promets. Seulement, ce métier, il m’a choisi. Élise aussi, et c’est bien la raison de ma peine. Loin du terrain et de l’aventure trop longtemps, je me morfonds. Mes jours deviennent gris comme le ciel lillois sous lequel nous habitons et je tourne comme un loup en cage. C’est à ce moment que l’on me propose une enquête, un truc dangereux, dans un pays peuplé de vrais loups, mes semblables. Comme ici, en Roumanie. La statue du poète Mihai Eminescu me scrute. Je foule le jardin public, seul avec le souvenir d’Élise, dont la colère, non sans m’attrister, ne modifie pas ma trajectoire. Alors je me retrouve comme aujourd’hui, à arpenter des rues inconnues, à frôler des gens dont je ne comprends pas la langue, à savourer d’être un habitant du monde, si vaste, si différent.

Je rentre à l’hôtel après m’être perdu dans les rues animées comme dans mes pensées. Demain, très tôt, nous partons pour les Carpates. En attendant, je pense à Élise et je suis désolé. En espérant qu’elle m’attende encore un peu.

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